Extrait

Prologue

L’Évoluante se pencha vers la Terre et effleura les brins d’herbes secoués par les vents et les gaz toxiques. Elle inspira le suave poison de l’air, ouvrit son esprit et écouta les pleurs de la planète. « Tu souffres, tu as mal. Ma pauvre, qu’ai-je fait ? Même l’énergie nécessaire à ta régénération te fait maintenant défaut. Si je ne fais rien, tu mourras… »

1. Une mauvaise journée. Vraiment.

2. – Où t’en-vas-tu donc, onee-san ?
- À la recherche de la vérité, Yukari-chan. Je veux la connaître. Hirano-sensei te l’a enseigné : autrefois, du­rant ce qu’on appelle les Temps Anciens, notre race était puissante et prospère. Je veux savoir ce qui a causé sa déchéance, ce qu’on nous cache depuis des millénaires.
- Est-ce qu’Aymeric t’accompagne ?
- Bien sûr. Jamais nous ne saurions nous quitter.

3. Lancer un coup de pied dans un caillou. Le regarder tournoyer sur lui-même avant de chuter du pont. Se pencher par-dessus la rambarde, apercevoir les gerbes d’eau soulevées par cette brutalité. Voir la naissance d’une idée : envie soudaine, saugrenue et pourtant ancienne, d’imiter le caillou. Éprouver la tentation de se jeter dans le vide.

4. Embrasser une dernière fois les parents, refuser encore et encore une cohorte guerrière qui ne ferait qu’attirer l’attention. Assurer qu’épées et magie suffiront, préparer les chevaux et la monture de bât. Mettre un terme aux derniers préparatifs, accepter en protestant quelques écus supplémentaires. Départ inco­gnito, sans même avertir le peuple.

5. - Tu as du noir dans ton esprit, énonça une voix.
Il tourna la tête et resta confondu un bref instant. Une créature qui ne pouvait être qu’ange ou démon l’observait d’un regard franc ; il la dévora des yeux, subjugué par son corps parfait. Outre sa peau pâle qui semblait échapper au soleil pour dégager sa propre lumière, et sa chevelure écorce qui se balançait dans le vent, il fut frappé par ses iris vert feuille, son re­gard fixe et profond. La désagréable impression qu’ils le sondaient en violant ses pensées les plus intimes le saisit à la gorge.
- Je vais sauter, dit-il, curieux de sa réaction.
Mais elle n’en eut aucune. Elle ne cilla pas, aucun muscle de son visage ne trahit une émotion quel­conque. En éprouvait-elle seulement ? Troublé par son aura surnaturelle, Loïc recula d’un pas. Les lèvres de l’inconnue remuèrent enfin.
- Ton nom ?
- Loïc
Pourquoi répondre aussi spontanément, sans même mentir ? se morigéna-t-il.
- Eh bien, Loïc, je sais pertinemment que tu ne saute­ras pas.
Elle tourna les talons et se volatilisa. Lui resta long­temps songeur, puis il se repencha au-dessus de la rivière : elle coulait en contrebas, minuscule et lointaine. Il comprit qu’elle ne l’attirait pas. Il ne voulait pas encore mourir.
Il voulait savoir qui était cette personne.

6. Elle n’avait jamais été aussi heureuse : « Me voilà enfin partie ! » songeait-elle, émerveillée. Depuis le temps qu’elle en rê­vait ! Aussi loin qu’elle se souvînt, elle avait toujours ressenti le besoin d’entreprendre une quête mystérieuse. Une quête dont elle avait caché le véritable motif sous le couvert d’une « recherche des origines de la déchéance humaine selon les mythes populaires d’Erosp », pour la simple et bonne raison qu’elle-même ne le connaissait pas... !
Simplement, ce souhait s’était toujours fait pressant en elle, s’accroissant au fil du temps, jusqu’à atteindre des proportions insoutenables. Les derniers temps, sa chair la brûlait, sa tête la compressait douloureusement, les cauchemars envahissaient ses rêves. Elle avait fini par céder, pour faire taire le terrible appel qui montait du fond de son âme.
À présent, elle se sentait soulagée. Malgré sa condition de princesse héritière, ses parents avaient accepté de la laisser s’en aller. Et si, en cet instant, le bonheur l’étourdissait, c’était pour trois bonnes raisons : tout d’abord, parce que la douleur qui lui ordonnait de partir avait enfin disparu, lui laissant une agréable sensation de libération. Ensuite, parce qu’elle chevauchait Braise, son Krayon. Enfin, parce que son ami d’enfance, et l’homme qu’elle épouserait à n’importe quel prix, avait accepté de tout abandonner pour la sui­vre dans son périple.
Aymeric d’Izélia. Elle l’aimait plus que tout, d’un amour brûlant et lumineux comme le soleil, et peu lui importait ce que les gens pensaient de lui ! Elle l’imposerait comme roi à son peuple ou renoncerait à son titre d’héritière. À chaque fois qu’elle surprenait, posé sur elle, son regard gris nuage encadré de mèches brunes échappées de sa chevelure en bataille, un fris­son de délectation parcourait son corps. Leurs souvenirs communs lui revenaient alors en mémoire : leur pre­mière rencontre au bord d’un lac au coucher du soleil, alors que s’étant enfuie du château elle avait perdu son chemin ; leurs longues chevauchées dans les monta­gnes d’El Israam, montés sur leurs cheveux respectifs ; leur premier baiser, sous un arbre sur le tronc duquel ils avaient gravé leurs initiales entrelacées,…
Aymeric n’avait qu’un défaut : celui d’appartenir au peuple Izélia, le peuple « maudit » des Deux Terres. Nomade, réparti en tribus arpentant librement le conti­nent, cette ethnie avait très mauvaise réputation : on soupçonnait ses membres de pactiser avec les démons et de s’adonner à des pratiques magiques. Leur appa­rence même suscitait la méfiance : si la peau d’Aymeric bronzait facilement et lui permettait de se fondre dans la foule, ses semblables se détachaient distinctement de par leur peau pâle, presque blanche, et leurs yeux et leurs cheveux de toutes les couleurs imaginables, allant du doré au sombre en passant par le roux, alors que ceux des gens normaux évoluaient uniquement du noir clair au noir anthracite. Certains, comme ceux d’Aika, comportaient des reflets rougeâ­tres, mais ils demeuraient noirs.
Voilà pourquoi tous les peuples d’Erosp craignaient et évitaient Izélia qui, telle une île flottante au milieu de l’océan humain, restait inaccessible et méconnu. Pour­tant, Aika d’El Israam avait appris à le connaître, et choisi l’un de ses hommes comme élu de son cœur. Et cet amour était largement partagé, bien que bâti sur des secrets et des mystères inhérents à leurs deux person­nes et leurs origines. Cela, elle l’ignorait. Et ne s’en souciait pas.
Pour l’heure, emplie de joie, d’amour et d’espoir, elle se languissait du jour de son mariage avec celui qu’elle ai­mait, après qu’elle aurait trouvé les réponses à toutes ses questions.

7. Il la poursuivit. Il ne lui avait pas fallu si long­temps pour reprendre ses esprits ; elle n’avait pas pu aller bien loin. Elle devait se trouver sur la route. Elle devait être là. Forcément.
Eh bien non. Il n’y avait personne. C’était impossible, elle ne pouvait pas s’être volatilisée comme ça.
Il courut jusqu’au bout de la rue, regardant à droite, à gauche, mais elle avait disparu. Il se précipita au car­refour suivant puis revint en arrière pour fouiller les avenues latérales ; nulle part il n’y avait de trace d’elle. Le manque de souffle l’arrêta.
Ne la reverrait-il jamais ? Ne saurait-il jamais qui elle était ?
Son visage ovale et son regard pénétrant ressurgirent dans sa mémoire, la marquant profondément.
Il se redressa, inspira, expira. Dès que son pouls récupéra un rythme normal, il retourna au milieu du pont, là où il l’avait rencontrée.
De son pied droit, il poussa un petit caillou vers le vide. La pierre roula sur elle-même, percuta un po­teau et dévia de sa course avant de s’immobiliser à quelques centimètres du bord.
Il soupira, s’agrippa des deux mains au montant su­périeur de la rambarde. Il jeta alors le gravier dans l’eau, mais sa taille insignifiante ne créa aucune éclaboussure. D’ailleurs, le garçon le perdit des yeux à la moitié de sa chute.
Il se pencha derechef, se risqua à grimper sur la barrière et oscilla un dangereux moment au-dessus de l’abîme.
Il se souvint de son idée : s’y jeter pour s’y noyer dans l’oubli et s’enfuir.
Puis il regarda derrière lui.
Mais l’inconnue n’était pas revenue. Quelle raison au­rait-elle eue de le faire, d’ailleurs ?
Il regagna le sol.

8. En vue de son voyage, elle avait consulté les sages de son père, qui, bien entendu, l’avaient exhortée à abandonner sur le champ cette folie. Il n’en avait pas fallu davantage pour qu’elle se désintéresse de leur conseil et se tourne vers une aide qu’ils s’étaient empressés de décrier : les devins du peuple Izélia. Elle était partie à leur recherche sur les chemins qu’empruntait habituel­lement la tribu d’Aymeric, comme elle le faisait souvent dans sa jeunesse lorsqu’elle voulait le voir, et avait sollicité une audience. Les voyants l’avaient écoutée en silence ; puis, loin de la juger, ils lui avaient demandé d’attendre, avant de disparaître dans la forêt accomplir quelque rituel mystérieux.
Ils étaient revenus le lendemain, porteurs de propos obscurs où il était question de changements majeurs dans le cours de l’Histoire. Aika avait écouté ces élucubrations en fronçant les sourcils : si c’était là tout ce qu’ils avaient à lui dire, elle se passerait également de leur aide, merci !
Fort heureusement, cette visite lui rapporta au moins deux choses : tout d’abord, Aymeric eut vent de son projet et quitta les siens pour la suivre. C’était une preuve d’amour merveilleuse dont elle ne le remercierait jamais suffisamment.
Ensuite, les devins avaient laissé entendre dans leur vague discours qu’elle découvrirait ce qu’elle cherchait si elle essayait de gagner l’Azyah, le continent situé à l’est d’Erosp, au-delà de la Mer Intérieure. Elle décida de suivre leur conseil, puisqu’elle ne disposait d’aucune autre piste, et prépara son départ.

9. Dépité, il dut se résoudre à retourner chez lui, mais fit cependant un large détour. Le soir tombait. Il avait manqué le repas et entendait déjà les cris de sa mère, mais il ne se pressa pas pour autant. Il traversa une route, des voitures s’arrêtèrent à son passage, des inconnus le frôlèrent, le côtoyant sans le voir tandis que des pigeons picoraient le trottoir ; il y avait des cris, des interpellations, des rires, des monologues au bout d’un téléphone portable, le tout dans une indifférence totale.
Dans la rue des petits commerçants, un mendiant était assis entre deux piliers. Devant lui, une feuille aux coins déchirés : « seulement pour manger ». Dans le bol, quelques malheureux centimes se disputaient la place. Loïc fouilla dans sa poche, déposa une pièce dans le récipient. L’homme lui adressa un signe de tête et un sourire, mais le garçon poursuivit sa route sans y faire attention.
Ce jour-là ne différait pas des autres, au fond. Il lui semblait pourtant, quelques heures plus tôt, avoir passé une journée atroce ; maintenant, il ne voyait plus vraiment ce qui la rendait pire.
Son réveil n’avait pas sonné, il s’était donc levé en retard, avait couru à la cuisine pour se faire accueillir par les glapissements d’un père qui lui reprochait une facture téléphonique bien trop salée à son goût. C’était risible, lui dire ça à lui qui ne téléphonait jamais : qui aurait-il appelé ?
Le ventre vide, il était parti à l’école et avait passé une matinée ennuyeuse où un professeur le sermonna sur son manque d’attention. Dans l’après-midi, alors que les tortures de son estomac avaient enfin cessé de le tourmenter, il reçut bien sûr une note des plus mauvaises, quelque chose entre 1 et 2, bref dans sa moyenne mais qui ne contribuerait pas à l’améliorer. Et pour bien enfoncer le clou, le directeur l’avait convoqué dans son bureau, histoire de discuter de son avenir, et l’avait prié de repasser dès que possible avec ses parents.
Il imaginait déjà la scène : les vociférations, les mots,… Un bruit artificiel dans lequel il n’aspirerait plus qu’au silence.
Il avait quitté l’école à la sonnerie, sans rien dire. Excepté le professeur et le directeur, il n’avait parlé à personne et personne ne lui avait parlé.
À présent, il marchait dans la ville, seul, invisible et transparent. Derrière les boutiques indépendantes se profilaient les silhouettes d’immeubles grisâtres, d’à peine trois ou quatre étages mais qui lui semblaient gigantesques.
Le ciel bleu semblait si loin au-dessus de sa tête, la terre grise si éloignée en dessous. Une pluie fine se mit à tomber.
Quelques minutes suffirent cependant à le tremper. Mais sans prêter attention à l’eau qui s’écoulait le long de son visage et de son corps en s’infiltrant dans ses vêtements, il continua à marcher.

10. Aika avait vu le jour et grandi au cœur d’El Israam, un royaume modeste situé en Erosp centrale.
Les grandes eaux qui entourent les continents ne le bordaient donc pas. À la place s’élevaient au sud les Monts Étoilés sur lesquels nul n’osait s’aventurer trop loin car on les disait vivants et hostiles aux visiteurs ; au nord, on trouvait de nombreuses provinces semblables à El Israam, certaines en guerre, d’autres en paix, certaines avec lesquelles le commerce était florissant, d’autres qu’il valait mieux éviter ; à l’ouest était situé un royaume vingt fois plus vaste qu’El Israam, dont les habitants étaient réputés pour leur attitude hautaine et méprisante ; enfin, à l’est, s’étendaient les steppes de Reejak, totalement inhabitées en dehors des passages occasionnels de voyageurs ou de tribus izéliennes.
Dans ce paisible royaume qu’aucun conflit n’avait jamais frappé, la princesse Aika, fille aînée des souverains régnant, passa son enfance au rythme des saisons. Elle bénéficia d’une éducation rigoureuse sous l’œil sévère mais bienveillant de son maître Hirano, un vieil ami de son père. Il lui enseigna l’escrime, le tir à l’arc et le maniement des poignards, mais aussi la calligraphie, la lecture et l’Israam ancien, sans oublier les bonnes manières qu’une princesse se doit de posséder. Si Aika n’était certes une spécialiste en rien, elle possédait au moins une connaissance minimale dans tous les domaines, ce qui lui serait probablement d’une grande utilité au cours de son voyage.
Il n’y avait qu’un seul problème : sa vie passée sur les plus belles terres d’un royaume en paix depuis des millénaires ne l’avait pas préparée à la réalité d’un monde extérieur dont elle ignorait toute la dureté et la cruauté…

 

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